Le Salut par le vide : l’itinéraire de Jean-François Rauzier
Par Ashok Adicéam, curateur
« D’environ dix à douze points de vue, je fais dix à douze images par assemblage d’environ deux cents clichés chacune, que je multiplie et retourne dans tous les sens » s’amuse-t-il à nous dire. Mais comme dans son grand tableau noir (Mécanique des fluides, 2012), Jean-François Rauzier s’érige par ce jeu en véritable mathématicien, qui comme tout scientifique cherche à diffuser le savoir et la signification de ses « trouvailles » à travers le récit et l’analogie avec les mythes fondateurs. Pour contrer le cynisme du jeu à pièges et du détournement d’images, il s’est même fabriqué un personnage qui se démultiplie également, un « man in black » moitié Tintin d’Hergé, moitié Charlot de Chaplin, témoin de la dérive des civilisations ou des songes utopistes de l’artiste. Avec le projet Arches, il pousse l’exercice plus loin. Il crée un alter égo, dont le nom est une combinaison en anagramme du sien : Jules-Ferdinand Rie Azur, dont les aventures en noir et blanc se racontent en contrechamp du voyage physique proposé aux visiteurs. Avec ce nouvel avatar, l’artiste invente une histoire faussement documentaire pour dire la vérité qu’il recherche.
Cette vérité, il la place dans le ciel que l’on retrouve quasiment « pur » de tout embellissement dans toutes ses photographies. Et sous ce ciel presque toujours radieux, se débrouille l’humanité, avec ses faiblesses, ses gloires, ses barbaries, sa poésie, ses cultures, ses crises et ses zones d’ombre… L’artiste représente des hommes, des femmes et des architectures, de l’âge classique à l’époque (post)moderne – mais aussi du futur ! - avec des sujets et des significations très différents. Mais une question semble préoccuper Jean-François Rauzier : où se situe cet Homme avec toutes ses constructions, comment se positionne-t-il entre le règne végétal et le règne animal, à quel avènement doit-il se préparer ? Car il ne faudrait pas être trompé par les retouches de lumière qui harmonisent une photographie de Jean-François Rauzier. Comme son Homme au Sextant qui scrute avec son instrument de mesure l’horizon du haut de son balcon urbain, l’artiste est fondamentalement inquiet. Si Rauzier a inventé un art photographique à la limite de la mégalomanie, Rie Azur est un poète mélancolique qui s’attend à la fin du monde et constate que le déluge, le trop plein – d’images, de constructions, de populations, de marchandises, de violences, d’outrances en tout genre – est déjà en train de nous noyer … L’exposition Arches est comme le point d’arrivée du travail de sape et de subversion artistique des images pratiqué par le photographe. Les éléments explosifs issus de la corrosion des images montées par Rauzier sont sous tension extrême. Rie Azur, le voyageur impétueux qui aurait pu aussi être un personnage de Jules Verne, est arrivé à sa destination finale semble-t-il …
C’est là que des échelles tombent des « écluses du ciel » …Des échelles de secours en bambous qui forment une sculpture monumentale à l’entrée du Palais des Arts de Dinard.
Avec des médiums et des supports variés – sculpture, vidéo, papier peint, photographie, impression sur pvc, installation -, Arches est devenu avant tout un projet d’art contemporain organisé comme un conte moral. Un coup de force bienveillant qui rêve d’un autre monde. Celui de l’idéal et de l’utopie. La Grâce et le Salut ne s’acquièrent qu’en s’élevant, qu’en déplaçant son centre de gravité, qu’en se « virtuel- isant », qu’en s’imaginant et en se souvenant … Telles des peintures flamandes du Moyen Age européen, d’un Jérôme Bosch par exemple, les scènes fantastiques auxquelles nous convie Jean-François Rauzier, sont des allégories où se mêlent l’enfer et le paradis. Des images qui déclenchent le sentiment d’empathie pour l’humanité qui est corrompue mais malgré tout peut être capable de se sauver. Le projet artistique d’Arches procède ainsi par alchimie et par catharsis. Il mêle images, matières et sujets : l’exode urbain, les menaces de la guerre, les nouvelles technologies spatiales, le conte historique des héros « sauveurs » de l’humanité depuis Noé, les traces de la culture à sauver, l’architecture futuriste. Il provoque en montrant les outrances qu’il souhaite purifier : violence, sexe et argent faciles, dignité humaine à l’épreuve de la sur-médiatisation des écrans de télévision. Pour terminer, il offre à voir en image et en lumière, un bestiaire animal et marin, des jardins hilosophiques à la française - du futur - et des plans de sorties de secours !
Enfin, Arches ce sont ces images assemblées d’architectures volantes mais également ces simples échelles en bambous qui invitent à une intériorité, celle, dense, presque archaïque de l’artiste. Et si le Salut consistait à faire d’abord le vide ? Un vide antithétique en tout cas à celui du désarroi face au trop-plein. Différent aussi de celui décrit par François René de Châteaubriand dont la sépulture érigée sur l’île en face du Palais des Arts de Dinard semble résonner de cet épitaphe « Les biens de la terre ne font que creuser l’âme. Et en augmentent le vide…». Il fait un écho digne de la Genèse et l’Arche de Noé qui soutient le parcours artistique proposé par Jean-François Rauzier.